Nous nous efforçons d’écourter agréablement votre attente

Pour une raison qui vous regarde, vous désirez joindre un correspondant dans un bureau par le moyen de la boîte en plastique nommée téléphone. Mais l’interlocuteur désiré est déjà en conversation ou, ce qui peut durer plus longtemps, « en pause » ou à la machine à café. On vous injecte alors dans le conduit auditif une voix synthétique, souvent de timbre féminin, dotée de l’option « tonalité suave ». Cette voix est chargée de transmettre un message : « Nous nous efforçons d’écourter agréablement votre attente. » Cet équivalent sonore de la glycérine est la plupart du temps accompagné d’une musique destinée à renforcer le côté émollient de la phrase et à situer l’aire socio-culturelle dans laquelle l’entreprise entend être perçue. Ainsi, selon l’effet recherché, vous aurez droit à une large palette allant des Quatre Saisons de Vivaldi débité par une boîte à musique électronique à une loop soyeuse de Sigur Ros.
Le message a été conçu pour contenir votre irritation. Pourtant, cette phrase profilée pour se glisser sans résistance dans vos états émotifs accroche l’oreille par un côté bancal. L’adverbe « agréablement » n’a pas le moindre sens. Il ne désigne pas quelqu’un qui chercherait « agréablement » à écourter l’attente. De toute façon, la plupart du temps, personne n’essaie vraiment de raccourcir votre attente en allant chercher l’interlocuteur désiré aux toilettes, par exemple. Et le terme ne peut concerner non plus celui qui attend, puisque cet état n’a rien d’agréable. Bref, « agréablement » n’est applicable ni à vous qui attendez, ni au correspondant attendu, ni au réseau téléphonique lieu de l’attente. « Agréablement » ne renvoie concrètement à aucun
sujet. Cela est purement rhétorique.
En fait, le terme « agréablement » est ajouté là pour le but de donner une signification positive àl’attente. Dans une culture où seul vaut le positif, les états associés à un aspect négatif se trouvent reformatés pour être positivés. Par ailleurs, la logique du « temps réel » fait que plus personne ne semble psychologiquement disposé à attendre. Le régime de la satisfaction instantanée fait que l’hypothèse du moindre délai apparaît de plus en plus inenvisageable – comme s’il s’agis-
sait d’une entrave à la bonne marche du monde. Aussi, lorsque l’inévitable attente se présente, elle doit être prise en charge pour se voir transformée en un moment « agréable », c’est-à-dire positif.
Nous sommes de plus en plus immergés dans des ambiances aux vertus hypnotiques dont le centre commercial a fourni le modèle. Chacun doit se sentir connecté, inclus, pris en compte dans un système d’essence maternante et enveloppante. Les répondeurs qui nous parlent et gèrent notre attente appartiennent au dispositif gestionnaire de cette logique de l’ambiançage.
Aussi, pour ne pas être en reste, nous diffusons le message suivant à l’attention de ceux qui attendent chaque semaine cette chronique impatiemment : « Nous faisons tout nous aussi pour écourter agréablement votre attente. »

Source Marianne : auteur de l’article D.Q.