Etats Modifiés de Conscience et Psychopathologies
Les états modifiés de conscience ont été souvent assimilés à diverses atteintes de la personnalité, dont les plus fréquentes sont l’épilepsie, l’hystérie et la schizophrénie. Cette comparaison n’est évidemment pas dénuée d’une connotation péjorative. Dans nos sociétés occidentales, tout ce qui se situe hors d’une certaine « normalité » a été longtemps considéré comme suspect.
La confusion a une origine très archaïque. La croyance que tous les types de désordre mental sont causés par une intervention surnaturelle est en effet partagée par tous les peuples primitifs dans le monde entier. Il a fallu longtemps à la société occidentale pour sortir du syncrétisme magie-religion-thérapie, et nous en conservons des traces. De nos jours il est encore possible d’entendre parler d’envoûtement en lieu et place de désordre mental. L’Église catholique prévoit d’ailleurs en France un exorciste par diocèse.
Les états naturels de modification de la conscience
Cette assimilation de la pathologie au sentiment mystique est entretenue par le discours de certains malades. Dans une lettre à un ami, Dostoïevski dit de son épilepsie : « Dans les moments qui précèdent la crise, j’éprouve un sentiment de bonheur tel qu’on ne peut l’imaginer à l’état normal et dont les autres n’ont aucune idée. Je me sens dans une harmonie totale avec moi-même et le monde entier, et ce sentiment est si fort, si délicieux, que pour ces quelques secondes de béatitude, on donnerait sans regret dix ans de sa vie, sinon sa vie entière. »
La confusion entre les états pathologiques et les états non pathologiques
On est en présence, il est vrai, de nombreuses similitudes dans le tableau clinique des formes pathologiques et non pathologiques d’états modifiés de la conscience. Les troubles paroxystiques liés à l’épilepsie s’accompagnent ainsi toujours de modifications de l’état de conscience, se traduisant dans la majorité des cas par des perturbations de la vigilance et une amnésie plus ou moins importante. Dans les états dits de rêve, la crise est effectivement vécue comme un rêve; selon les cas dominent un sentiment de déjà-vu, des réminiscences multiples avec défilé de souvenirs, une impression ineffable d’étrangeté ou des hallucinations visuelles.
Si l’on considère également les signes extérieurs de la transe, on se trouve en présence de signes qui pourraient être attribués à l’hypnose, au magnétisme ou à l’hystérie : « Trembler, être parcouru de frissons, être pris d’horripi-lation, s’évanouir, tomber à terre, bâiller, être pris de léthargie, être saisi de convulsions, être atteint de paralysie d’un membre ou d’un autre, présenter des troubles thermiques, être insensible à la douleur, être agité de tics, juffler bruyamment, avoir le regard fixe, etc. » L’individu en transe donne à l’observateur l’impression qu’il est totalement engagé dans sa transe, qu’il a perdu toute conscience réflexive, qu’il est incapable de tout retour sur lui-même. Son regard est insaisissable, il ne vous voit pas. Une fois sorti de sa transe, le sujet ne se souvient plus de rien. Rappelons d’ailleurs que Charcot assimilait l’hypnose à l’hystérie.
Les expériences sous LSD, ou induites dans des transes rituelles ou profanes, semblent également très proches des états schizophréniques. Lors des transes de possession, le possédé semble vivre un état psychotique : « ce n’est pas son moi qui parle, mais des mots qui viennent d’ailleurs. Ici, ces mots, ces symboles, ce sont les dieux, noms donnés aux pulsions qui le traversent ». Les nouvelles thérapies qui utilisent la transe, telles la bioénergie ou la thérapie primale, permettraient parallèlement à chacun de revivre des stades archaïques et de comprendre les éléments terrifiants de l’expérience psychotique : pulsions mal liées, affects violents, émois qui évoquent la mort, le néant, l’abandon, le désespoir, mêlés à des fantasmes de morcellement, de mutilation, d’éviscération.
La psychose s’imposerait ainsi comme une expérience fondamentale, que chacun porte en soi et peut frôler à tout moment. Cependant, la différence essentielle entre transes pathologiques et transes non pathologiques réside dans le fait que, dans les EMC, le sujet garde toujours une part de lucidité que Lapassade appelle le « jeu du je ». A l’origine de la modification de la conscience, il y aurait un seul sujet instituant qui peut se donner à lui-même l’impression ou l’illusion d’être double. Même dans la possession, dont le critère est une perte d’identité et son remplacement par celle de l’intrus tourmenteur, on trouve la présence d’un « cogito de la transe », ainsi qu’en témoigne la conception haïtienne des deux âmes. L’inconscience et l’amnésie seraient en fait des normes culturelles; elles traduisent sur le plan de l’idéologie populaire l’idée que la divinité a remplacé pour le temps de la possession rituelle l’âme du possédé qui ne peut par conséquent se souvenir. Ce processus permet, de plus, d’exprimer sans risque l’interdit; le sujet se laisse aller dans la transe, mais toujours dans les limites permises par la société. Le sujet sous l’emprise de bouffées délirantes aiguës vit, lui, son délire et ses hallucinations comme des réalités sans souci du respect des normes sociales.
La folie comme initiation ?
Cette phase de « folie », passagère et incomplète, semble avoir existé de tout temps, dans la plupart des rites d’initiation. Ainsi, dans le chamanisme ou le tantrisme, le disciple doit faire l’expérience de son corps dépecé, morcelé comme un cadavre.
Plus près de nous, les psychanalystes, chamans de notre époque, ont fait eux aussi l’expérience d’une « maladie initiatique » qu’ils ont transformée en «maladie créatrice». Les systèmes de Freud et de Jung seraient essentiellement sortis de leurs névroses créatrices respectives, qui comportent des points communs essentiels. Elles font généralement suite à une longue période de travail et d’inquiétude, et ont de nombreux points communs avec une névrose grave, voire une psychose : les symptômes sont la dépression, l’irritabilité, l’insomnie, la migraine; elles peuvent varier dans leur intensité au cours du temps, mais le sujet reste constamment obsédé par une idée ou un but difficile à atteindre; il vit dans un isolement spirituel complet et croit que personne ne peut l’aider. Cet état peut durer dois ans ou plus puis guérit spontanément, remplacé par une sensation d’euphorie et une métamorphose de la personnalité. Le sujet est alors convaincu qu’il a accédé à une nouvelle sphère spirituelle qu’il révélera au monde. C’esi ce même type de « maladie » qui est à la base de toutes les initiations – les chamans de Sibérie et d’Alaska, les mystiques de toutes les religions, et certains écrivains et créateurs.
Il est possible que Nietzsche ait conçu la plupart de ses idées originales pendant sa maladie. On peut faire également le lien entre les surréalistes et la pathologie mentale. L’art surréaliste et l’art psychopathologique procèdent tous les deux de la même source créatrice inconsciente; toutefois les surréalistes puisent consciemment à cette source et canalisent son inspiration, tandis que le malade mental est submergé par elle.
La possibilité de modifier la conscience est une propriété fondamentale de l’esprit
Les transes spontanées nous apportent la démonstration que la faculté de modifier sa conscience est une propriété fondamentale de l’esprit humain, une partie intégrante de l’économie psychique et en tant que telle utilisée depuis que l’homme a une histoire. Il se pourrait que dans toute transe, même collectivisée et institutionnalisée, on puisse trouver une disposition naturelle, biopsychique, à la modification de l’état de conscience. Chaque société l’a ensuite interprétée et utilisée selon son propre système de fonctionnement.
Source : livre Christine le Scanff – La Conscience Modifiée